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Un herbier passionné de rencontres insolites, de flâneries dans l’histoire du pays et d’explorations de son patrimoine culturel.
Ile Maurice village rencontre boutique chinoise

La boutique de village, un patrimoine mauricien

Au cœur de Vieux Grand Port, dans ce petit village isolé et paisible du Sud-Est de l’île Maurice, on vit loin du tumulte des villes.

Non loin du débarcadère avec ses pirogues décolorées, en face du marchand de dholl puris et autres gâteaux frits. Juste à côté de l’arrêt de bus où les vieux attendent l’ouverture de la petite case en tôle, où ils viennent jouer aux dominos tous les jours. Quelques chiens flânent sur le chemin, un vélo s’arrête devant la boutique… c’est l’ambiance hors du temps de ce village mauricien.

Sur cette boutique peinte en rouge Coca Cola est indiqué « Wong Tak Chong Store ».Le nom de la famille propriétaire des lieux depuis 3 générations. Un beau « Défense d’afficher » est peint à la main, il y a même encore sur la façade une cabine téléphonique « à l’ancienne ».

Lorsqu’on passe le perron de la boutique, nous sommes transportés dans une ambiance toute particulière. On est plongé dans l’histoire de ce lieu qui est une institution locale, et on y ressent les états d'âme de ce village en pleine mutation, qui se modernise rapidement.

Du monde entre et sort sans cesse de la boutique. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieux, des jeunes… Et au milieu des mouvements incessants, derrière le comptoir, Monsieur Jean, le boutiquier, et son épouse, s’affairent à servir les clients.

Un vieux monsieur s'avance d’un pas lent, il s’assied sur une chaise et observe en silence ces va-et-vient qu’il connaît si bien. C'est le père.

Monsieur Jean nous accueille chaleureusement. Ses mots nous transportent à l’époque où son grand-père est arrivé de Chine, comme de nombreux autres, venus à l’époque tenter leur chance dans cette colonie florissante de l’Océan Indien.

Lorsque son grand-père est arrivé tout jeune, il a d’abord travaillé comme commis en cuisine et en magasin, comme la plupart des nouveaux arrivants.

Plus tard, il va avoir une « promotion » et passera derrière le comptoir de la boutique de son patron. On disait à l’époque que la plus grande richesse de l’immigrant, c’était “la corde coco autour des reins”, il fallait en quelques sortes faire ses preuves.

Mais là où l’histoire devient des plus étonnantes et digne d'un film, c’est qu’ensuite ce jeune homme va remporter le gros lot à la loterie.

Avec l’argent gagné, il va acheter une boutique à Vieux Grand Port. A l’époque, c’était une petite bicoque faite de feuilles de tôle. M. Jean se souvient d'un arbre juste à côté, qui tapait contre la tôle et menaçait de tomber quand il y avait trop de vent.

Son grand-père ne se rendait qu’une fois par mois à Port-Louis, par charrette ou par train, pour ravitailler la boutique. Il logeait alors dans la maison de son clan, au cœur du « camp chinois » de Port-Louis, l'actuel Chinatown. Durant les quelques jours qu'il passait en ville, il faisait ses achats en gros, en profitait pour rencontrer sa famille et ses amis, et se détendre en jouant au mahjong.

Le père de Jean était, quant à lui, resté en Chine. Il est arrivé à son tour à Maurice à 13 ans, pendant que la Seconde Guerre mondiale faisait rage. Son père avait besoin de main-d’œuvre. Comme pour une sorte de rite d’initiation, lui aussi a commencé comme commis avant de s’occuper plus tard, de la boutique.

Aujourd’hui, Monsieur Jean est la troisième génération de sa famille, à tenir cette boutique. Il constate avec un certain regret que ses enfants ne veulent pas reprendre le travail après lui. Les objectifs des jeunes selon lui, sont plutôt « white-collar job, voiture et maison neuve ».

À part son rôle d'épicerie de quartier, « laboutik sinwa » comme on l'appelle à Maurice, a de nombreuses fonctions : quincaillerie, mercerie, snack, taverne, banque.

C’est aussi un lieu de sociabilité et de loisirs. Un pivot central, non seulement de la vie du village, mais aussi dans l’économie locale aux quatre coins de l’île.

Dans les vieilles vitrines en bois, les produits s'entassent les uns sur les autres. Produits de première nécessité bien sûr, mais aussi, matériel de couture, de bricolage, produits cosmétiques… Un peu partout sur les murs et les étagères, des petites étiquettes en carton indiquent les produits et leurs prix.

On retrouve bien sûr les fameux pots en plastique remplis de bonbons en tous genres. Les « losti » et bonbons lapins trônent sur le comptoir à hauteur des petites mains qui viennent y faire un tour à la sortie de l’école. Une étagère est remplie de coupes dorées étincelantes. Entassées dans un coin, on trouve même encore les fameuses savates dodos, nos savates mauves et bleues nationales.

Il y a dans un coin de la pièce, un réfrigérateur fermé. Dessus, une liste jaunie par le temps, sur laquelle les corrections se sont accumulées au fil du temps. Elle indique les produits disponibles : saucisses bœufs, « orit », « poisson laperle » ...

Monsieur Jean nous montre quelques-uns de ses trésors. Ce sont quelques produits inhabituels qui prennent de la poussière au bout de ses étagères. Il nous fait deviner à quoi ils peuvent bien servir, mystère. Un morceau de caoutchouc utilisé pour gonfler les pneus des vieilles bicyclettes ou la “pierre briquet” pour les briquets à essence.

Et puis, il y a l'étagère reine. Celle qui trône derrière le comptoir principal. Une étagère où sont alignées des centaines de bouteilles de vins et alcools en tous genre. « Divin banane », « divin lakrwa » idéal pour cuisiner le Salmi Tang, « divin la klos, le vin Chaptalain, rhum Goodwill, et autres alcools populaires dans le village. Comme dans toutes les boutiques, on retrouve la fameuse « topette » en ferblanc de 50 cl, calibrée et poinçonnée par le Service de Métrologie du Ministère du Commerce. C'est elle qui est utilisée pour servir le "grog" aux habitués.

Il y a tellement de choses dans sa boutique, que parfois même Monsieur Jean les oublie. Les produits les plus vendus restent l’alcool, les cigarettes, les bonbons et les glaces. Il nous explique qu'ici aussi les gens préfèrent faire leurs courses au supermarché.

A l’arrière de la pièce principale, une salle un peu cachée, avec quelques chaises et tables recouvertes de nappes de plastique colorées. C’est la taverne où se retrouvent les buveurs du soir. Pour s’y rendre, il faut passer par “les portes du paradis” nous dit Monsieur Jean. Parfois on y jouait du séga. Aujourd’hui elle est vide, mais on devine ce que ce lieu a du être.

Et puis, bien sûr, sur le comptoir, un incontournable de « laboutik sinwa » : le carnet. Ici il n’est pas rouge, mais il est spécial. Monsieur Jean nous explique qu’il s’agit en fait d’un grand bloc de feuilles découpées et cousues à la main. Sur les grandes pages de papier gris, les chiffres se suivent dans de longues colonnes tracées pour chaque client. Certains ont des pseudonymes, comme ce monsieur Long, « li apel Long… parski li long ! »

Les clients habituels du village continuent à acheter à crédit. Ce système de crédit local qui a fait la réputation des boutiques chinoises à travers l’île. Les personnes qui ont du mal à économiser peuvent aussi y déposer de l’argent au début du mois, en prévision de l’achat de la bonbonne de gaz plus tard, lorsque le porte-monnaie sera presque vide.

Il y aurait de quoi rester des heures dans ce lieu, à observer les clients, ce qu’ils achètent, ce qu'ils se racontent, mais aussi chaque recoin, affichettes, étagères. C'est tout un aspect de l'Ile Maurice qui se dévoile dans cette salle. Economie locale, sociabilité, évolution des modes de consommation, traditions familiales.

Tout d’un coup, l’horloge sonne onze coups, il est onze heures. Il est temps de quitter la boutique « Wong Tak Chong Store » de Vieux Grand Port.